un homme regarde les affiches d'Eric Zemmour.

Des affiches pour la candidature d'Éric Zemmour à l'élection présidentielle à Paris, le 29 juin 2021. 

© Crédits photo : Ludovic Marin/AFP.

De l’autre côté du miroir : la tentation politique des journalistes

Loïc Signor, ex-journaliste politique sur CNews, a annoncé le 20 septembre 2022 avoir rejoint le parti Renaissance, dont il devient le porte-parole. Après Éric Zemmour, voici un nouvel exemple de passage d'un univers à l'autre. Mais d'Émile de Girardin à Jean-Jacques Servan-Schreiber, l'histoire du journalisme est marquée par le brassage entre ces deux mondes.

 
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À la suite de l’annonce, le 20 septembre 2022, du ralliement de Loïc Signor, ex-journaliste politique de CNews, au parti Renaissance en tant que porte-parole, nous vous invitons à relire cet article d’Alexis Lévrier sur la longue histoire des journalistes tentés par une carrière politique. Un phénomène presque aussi ancien que la presse elle-même.

Mise à jour du 30/11/2021 : Éric Zemmour a officialisé ce jour sa candidature à l’élection présidentielle.
Mise à jour du 21/09/2022 : modification du chapô après que Loïc  Signor a annoncé rejoindre le parti politique Renaissance.

À l’approche de l’élection présidentielle de 2022, les rédactions bruissent d’une rumeur longtemps considérée comme improbable, mais désormais de plus en plus plausible : Éric Zemmour serait sur le point de déclarer sa candidature, et ambitionnerait de concurrencer Marine Le Pen auprès de l’électorat d’extrême droite. Les propos régulièrement tenus par l’éditorialiste dans l’émission « Face à l’Info » sur CNews n’ont pu, il est vrai, qu’entretenir cette idée : Éric Zemmour, qui dispose sur cette chaîne d’une tribune privilégiée cinq soirs par semaine, ne cesse de s’en prendre à la présidente du Rassemblement national. Le 23 juin, quelques jours après un 1er tour des élections régionales très difficile pour son parti, Marine Le Pen a répondu à ces attaques en affirmant qu’ « Éric Zemmour est devenu un candidat et qu’il n’est plus un éditorialiste ». Le jour même, le CSA a donné le sentiment de prolonger ces propos : d’après des informations de L’Express, le Conseil aurait l’intention de « regarder s’il existe un faisceau d’indices permettant d’affirmer que l’éditorialiste a basculé dans le champ des “personnalités politiques” ». Une telle décision aurait sans doute le mérite de mettre fin à une situation très équivoque. Elle aurait aussi pour vertu de mettre en lumière un phénomène beaucoup plus général, puisque Éric Zemmour est loin d’être le premier journaliste à utiliser son exposition médiatique pour construire les conditions d’une carrière politique. Mais le CSA a-t-il vraiment la légitimité pour délimiter lui-même les frontières entre presse et pouvoir politique, alors même que toute l’histoire du journalisme a été marquée par un brassage constant entre ces deux mondes ?

La persistance d’une fascination ancienne

Les journalistes tentés par la politique ont été particulièrement nombreux en France ces dernières années. En juillet 2020, Laurent Joffrin a par exemple quitté la rédaction de Libération pour créer son propre mouvement et œuvrer au rassemblement de la gauche. Ces passages d’un monde à l’autre existent aussi au sein de La République en Marche, en dépit de la « saine distance » que le président a eu la prétention d’instaurer avec la presse au moment de son arrivée au pouvoir. Député depuis 2017, Gilles Le Gendre est ainsi un ancien journaliste, passé notamment par la radio et la presse écrite. Quant à Bernard Guetta, il a choisi de mettre entre parenthèses son activité d’éditorialiste en 2019, à l’occasion des élections européennes, pour se lancer en politique sur la liste de la majorité présidentielle : dès l’annonce de sa candidature, il a cependant martelé son intention de rester journaliste, et son propre site internet continue du reste à le présenter comme tel. Un exemple récent prouve par ailleurs que ces liaisons dangereuses touchent aussi le Rassemblement national, alors que le parti de Marine Le Pen dénonce fréquemment les liens de connivence qui unissent presse et pouvoir. En avril 2021, Philippe Ballard a en effet mis un terme, du jour au lendemain, à un quart de siècle de présentation du journal sur LCI : à la stupéfaction de son propre employeur, et sans un mot pour ses anciens collègues, il a choisi de rejoindre la liste de Jordan Bardella pour les élections régionales en Île-de-France. S’il a pu surprendre par sa soudaineté, ce ralliement est venu rappeler que, tout en stigmatisant de manière récurrente l’hostilité des médias à son égard, le parti antisystème ressemble à bien des égards au système qu’il prétend combattre.

Le candidat des élections régionales à Paris Philippe Ballard
Philippe Ballard, ancien journaliste désormais conseiller régional en Île-de-France. Crédit : Joel Saget/AFP.

Lorsqu'elles sont aussi spectaculaires, de telles reconversions peuvent donner naissance à d’intenses polémiques. Ces traversées du miroir ne sont pourtant pas spécifiques à la France, et elles ne sont pas non plus propres à l’époque contemporaine. Le phénomène est même presque aussi ancien que la presse elle-même, ce qui s’explique aisément compte tenu des liens étroits que le journalisme entretient avec la politique depuis le XVIIe siècle. Ces passages d’un monde à l’autre peuvent bien sûr concerner des éditorialistes, des reporters ou des « rubricards » chargés du suivi de tel ou tel parti politique (1) . Mais les patrons de presse eux-mêmes ont parfois cédé à cette tentation, au point de construire deux carrières en parallèle. À lui seul le « Napoléon de la presse », Émile de Girardin, a par exemple été élu député dans quatre départements et sous trois régimes politiques différents, de la monarchie de Juillet à la Troisième République. Aux XXe et XXIe siècles, des propriétaires de médias tels que Jean-Michel Baylet ou Serge Dassault ont de manière plus évidente encore lié leurs activités politiques et journalistiques. Quant à Jean-Jacques Servan-Schreiber, il a tenté de faire du succès de L’Express un tremplin au service de ses ambitions électorales.

Jean-Jacques Servan-Schreiber en septembre 1970
Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1970 à Bordeaux, lors de sa campagne à l'élection législative partielle pour le Parti Radical. Crédit : AFP.

C’est cependant dans une autre tradition, à mi-chemin de la littérature et du journalisme, qu’Éric Zemmour a la prétention de s’inscrire. En témoigne l’interview vidéo qu’il a accordée à La Voix du Nord, le 18 juin dernier, à l’occasion d’un déplacement à Lille. Venu célébrer la mémoire du général de Gaulle en visitant sa maison natale, il multiplie ce jour-là les indices laissant entendre qu’il s’imagine en héritier du fondateur de la Ve République. Mais aux journalistes venus l’interroger, il affirme aussi que de Gaulle était moins un « militaire génial » qu’un intellectuel et un « grand écrivain ». L’interview d’Éric Zemmour montre en outre qu’il n’entend pas seulement suivre les traces du Général, mais marcher sur les pas des auteurs et des intellectuels passés par la presse avant d’embrasser un destin politique. Fidèle à son goût pour les généralisations historiques, il invoque ainsi l’exemple des écrivains et des journalistes qui se sont lancés en politique dès le XIXe siècle : selon lui, « c’est cela, la vraie constance française ». On peut sourire de ce rapprochement, compte tenu de la place modeste occupée par l’œuvre d’Éric Zemmour dans l’histoire littéraire. Mais ce parallèle n’en conserve pas moins une certaine pertinence : il est indéniable qu’en France, plus encore qu’ailleurs, les liens entre journalisme, littérature et politique sont féconds depuis l’Ancien Régime, et singulièrement depuis le « siècle des intellectuels » (2) identifié par Michel Winock.

Des frontières inégalement poreuses

Il existe ainsi bien des manières de passer du monde médiatique au monde politique, d’autant que ces reconversions peuvent aussi avoir lieu dans l’autre sens. De nombreux responsables politiques parcourent en effet le chemin inverse, même s’ils le font souvent à l’occasion de défaites électorales, lorsque leurs perspectives d’avenir semblent réduites à néant. Une vague de départs vers les médias audiovisuels a par exemple eu lieu en 2017, à l’occasion du vaste plan de licenciement qu’ont représenté l’élection présidentielle et plus encore les législatives de 2017. À l’image d’Aurélie Filippetti, de Julien Dray, d’Henri Guaino ou de Raquel Garrido, plusieurs personnalités connues du grand public ont ainsi mis leur notoriété au service de radios ou de chaînes de télévision. Mais cette « transhumance à la recherche de nouvelles pâtures », comme l’a nommé à l’époque Philippe Ridet dans Le Monde, n’a eu lieu que par défaut, et parfois au prix d’évidentes contradictions. En septembre 2017, Jean-Pierre Raffarin est par exemple devenu un éphémère chroniqueur dans l’émission « 19 heures le dimanche » sur France 2. Avant cette migration aussi soudaine que provisoire vers le monde des médias, il avait pourtant fait siffler les journalistes à Poitiers, le 10 février 2017, lors d’un meeting en l’honneur de François Fillon.

Si les frontières sont poreuses dans les deux directions, elles le sont donc de manière très déséquilibrée et très hiérarchisée : les responsables politiques qui franchissent ce Rubicon n’hésitent pas à afficher leur dédain pour la presse, là où beaucoup de journalistes caressent en secret le rêve d’une nouvelle vie prestigieuse sous les dorures de la République. Quelles qu’en soient les raisons, ces réorientations n’ont cependant rien de condamnable en elles-mêmes, et il serait de toute façon impossible d’interdire les échanges entre deux univers à ce point contigus. Le problème réside plutôt dans l’absence de sincérité et de transparence dont font preuve un certain nombre de journalistes qui, sans l’avouer à leur public, préparent longtemps en avance leur ralliement. L’exemple de Bruno Roger-Petit est assez révélateur à cet égard : cet éditorialiste est devenu le porte-parole de l’Élysée en septembre 2017, et il a continué jusque-là à écrire régulièrement des articles pour l’hebdomadaire Challenges. Son dernier billet de blog, publié quelques semaines auparavant, s’apparentait encore à un éloge sans nuances du président et vantait notamment sa « capacité à se saisir des symboles et à les maîtriser ». Or, Bruno Roger-Petit avait noué dès la campagne des liens étroits avec les époux Macron, et il a d’emblée joué auprès d’eux le rôle de conseiller de l’ombre (3) . Le 16 mars 2017, la Société des journalistes de l’hebdomadaire s’était du reste ému de ce mélange des genres : elle avait déploré dans un communiqué, en visant directement l’éditorialiste, le trop grand « nombre d’articles pro-Macron ou défavorables à ses adversaires [publiés] sur le site internet de Challenges ».

Les ambiguïtés d’une zone grise

Le vrai scandale ne consiste donc pas à traverser le miroir mais plutôt à rester sur son rebord, sans franchir explicitement la limite entre presse et pouvoir. Il est vrai qu’un journaliste tenté par une carrière politique a tout intérêt à rester dans cette zone grise, et à refuser d’annoncer ses intentions réelles à ses lecteurs autant qu’à ses confrères. Ce choix de l’ambiguïté lui permet de nouer des contacts avec le monde politique, et de mettre sans le dire l’audience dont il dispose au service d’un parti ou de sa propre candidature. On peut donc comprendre aisément que le CSA ait voulu se saisir des questions posées par la présence chaque soir, sur l’antenne de CNews, d’un éditorialiste qui multiplie les signaux en direction de l’électorat réactionnaire. Lorsque Éric Zemmour souligne les similitudes entre le discours de Marine Le Pen et celui d’Emmanuel Macron, s’exprime-t-il en effet comme le journaliste qu’il n’est plus tout à fait, ou comme l’homme politique qu’il n’est pas encore ?

Il serait cependant dangereux, d’un point de vue démocratique, que la parole d’un éditorialiste soit comptabilisée comme celle d’un responsable politique. Le CSA est bien sûr dans son rôle lorsqu’il adresse une mise en demeure à CNews, durant la campagne des élections régionales, pour avoir donné une heure de temps d’antenne à Philippe Ballard tout en ne déclarant que 7 minutes. Mais faire de même pour Éric Zemmour reviendrait à décider qui est journaliste et qui ne l’est pas, au nom de règles et de principes qui resteraient à définir. Dans une interview accordée au Figaro au début de l’année 2021, le président du CSA avait du reste exclu par avance une telle hypothèse : interrogé sur la place croissante occupée par le journalisme d’opinion sur les chaînes d’information, Roch-Olivier Maistre avait refusé l’idée que le CSA puisse jouer un rôle de censure en comptabilisant la parole des chroniqueurs ou des éditorialistes. Il avait justifié ce choix par une formule lapidaire, mais difficilement contestable : « Le CSA n’est pas le tribunal de l’opinion. »

L’ambiguïté a cependant ses limites et, un jour ou l’autre, les journalistes réellement tentés par la vie politique doivent accepter de traverser le miroir pour de bon. Or, l’histoire récente des médias tend à montrer qu’en la matière les passages réussis sont bien plus rares que les reconversions ratées. Claude Sérillon comme conseiller auprès de François Hollande, Laurence Haïm dans son rôle de porte-parole de La République en Marche, ou même Bruno Roger-Petit comme porte-parole de l’Élysée : nombreux sont les journalistes qui ont connu l’échec dans leur nouvelles fonctions et ont rapidement dû les abandonner. Bien avant eux, Jean-Jacques Servan-Schreiber avait montré malgré lui qu’un talent de journaliste et de patron de presse n’offre aucune garantie en matière politique. Quelques succès mis à part, ses tentatives ont en effet été constamment contrariées par la somme de ses maladresses et de son inexpérience. En 1970, venu défier Jacques Chaban-Delmas aux élections législatives en Gironde, il recueille ainsi à peine 16 % des suffrages. Quatre ans plus tard, devenu ministre des Réformes après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, il ne reste que treize jours en fonction avant de démissionner du gouvernement de Jacques Chirac. En septembre 1977, sur France Inter, ce dernier aura recours à une formule cruelle, devenue instantanément célèbre, en présentant le fondateur de L’Express comme un « turlupin de la politique ».

Féru de culture historique, Éric Zemmour n’ignore sans doute rien des échecs cuisants auxquels se sont heurtés certains de ses prédécesseurs les plus prestigieux. Cela explique sans doute pourquoi, malgré les pressions de plus en plus appuyées de ses soutiens, il persiste aujourd’hui à ne rien dire de ses ambitions réelles. Le risque pour lui est de s’être rêvé de Gaulle avant de connaître — comme tant d’autres journalistes fascinés par le pouvoir — le destin d’un « turlupin ».

    (1)

    Voir sur ce point Le Contact et la distance, Les Petits Matins, 2016.

    (2)

    Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Seuil, 1997.

    (3)

    Jupiter et Mercure. Le pouvoir présidentiel face à la presse, Les Petits Matins, 2021.

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